« Valeur et fonction de l’image dans la documentation des ‘langues en danger’ : enjeux épistémologiques » (2011)
colloque Les études photographiques au carrefour des sciences humaines et sociales, 5-6 octobre 2010 – Rennes
Le paradigme de la Documentation des « Langues en Danger » (DLD) a émergé durant ces vingt dernières années (Crystal 2000 ; Gippert 2006), dans la continuité de la linguistique descriptive nord-américaine (Boas, Sapir, etc.) et de la dialectologie (atlas linguistiques, archives sonores dialectales). La différence entre les formes anciennes et nouvelles réside, outre le souci de participer à la revitalisation (Stebbins 2003), dans l’utilisation d’un large éventail de ressources technologiques multimédias (cf. clichés 3 et 4 ci-dessous), parmi lesquelles la vidéo et la photographie digitales. En outre, alors que la démarche atlantographique de thésaurisation des dialectes était centrée sur les choses plutôt que sur les hommes, ou sur l’usage et la dénomination des choses par les hommes (Wörter und Sachen, cf. BEITL & al. 1997), la pratique de thésaurisation de l’image dans la DLD est centrée sur les informateurs ou participants, valorisés en tant que « derniers locuteurs » (Tamura 2004), ou sur leurs productions orales, voire écrites, en particulier dans le cadre de nos techniques d’ateliers d’écritures, où la photographie joue un rôle central pour l’archivage des productions écrites (cf. cliché 1).
On montrera à la fois comment on observe une continuité avec les pratiques de l’époque structuraliste et postcoloniale, et comment s’est effectué un recentrage, de la linguistique et de la dialectologie descriptives à la DLD, sur les locuteurs – les hommes plutôt que les choses – et sur les techniques du portrait, mais avec un risque de sombrer dans le culte de la personnalité envers « le dernier locuteur » ou des formes d’héroïsation ou de magnification (cf. cliché 2). On montrera comment l’objectif de la collecte de données linguistiques, mais aussi le contexte historique, politique et l’orientation idéologique aussi bien des informateurs ou participants que du collecteur induisent les techniques de prise de vue, de cadrage, de mise en scène. Si la finalité de la DLD est bien de sauver des corpora pour la postérité une fois les communautés linguistiques assimilées ou dispersées, l’usage de médias audiovisuels et de la photographie fournit par ailleurs une masse d’informations sur le contexte de production de ces corpora et sur les conditions de vie des participants. Quels prérequis président à la saisie de ces images ? Quelles informations livrent-elles sur les conditions techniques de l’enquête (cliché 3) ? Quelle réalité nous donnent-elles à voir sur les conditions matérielles et l’environnement culturel des communautés linguistiques dont le patrimoine immatériel est menacé ? Quels indices fournissent-elles sur le statut socioculturel, les savoirs et les centres d’intérêt des informateurs ? Comment font-elles sens, au-delà même de l’intention initiale de l’enquêteur-photographe (cf. cliché 2).
Après une revue critique de la construction, du choix et du traitement des images dans différentes traditions de linguistique descriptive de langues et dialectes en danger (critique iconologique), nous proposerons une analyse de nos propres productions photographiques dans notre pratique du terrain en Amérique centrale durant les dix dernières années, dans une démarche réflexive. On appliquera à chaque fois qu’il sera nécessaire, une grille par maillage des segments internes aux plans (cliché 4, analyse du contenu des triangles de A à H), et une critique de l’image prototype (Joly 2006).
Selon nous, la DLD devrait assumer de manière réflexive son traitement de l’image et trouver un juste équilibre entre les trois paradigmes qu’elle associe implicitement dans sa praxis : la sociologie visuelle, la photographie documentaire et le photojournalisme (Becker 2009 : 197-215). Nous proposerons quelques principes et orientations méthodologiques allant dans ce sens, notamment en suggérant d’équilibrer davantage la répartition des motifs, en atténuant le culte de la personnalité envers les « derniers locuteurs », en cherchant à rendre compte davantage des conditions d’enquêtes et du contexte (lieux de vie, lieux de travail), et en réintégrant l’enquêteur, trop souvent relégué au second plan (cliché 4), ou tout simplement ignoré (clichés 2, 3). Ce faisant, l’apport des collectes réalisées pour la DLD assumera davantage son rôle de témoignage des conditions de marginalisation, mais aussi des processus de résistance socioculturelle et politique, des langues en danger, ce qui est d’une importance vitale si ce paradigme ne veut pas sombrer dans un patrimonialisme qui le fragilise et le décrédibilise à terme.