« La linguistique d'intervention comme praxis des utopies réalisables : expériences au Guatemala » (2013)
texte pour les actes en ligne du colloque annuel SHESL-HTL, Linguistiques d'intervention - Des usages socio-politiques des savoirs sur le langage et les langues, 26-28 janvier 2012. (Texte en cours de correction)
La Mésoamérique (MA) est l’une des régions du monde la plus riche en phyla ou groupes linguistiques : la densité de familles de langues observables dans cet isthme intercontinental est deux fois supérieure à celle recensée dans le continent africain (au moins huit phyla1 en MA contre quatre en Afrique, à une échelle de grandeur incomparablement moindre). La densité du continuum structural y est très variable : les langues mayas présentent entre elles des distances comparables à celles internes à des sous-familles indo-européennes (par exemple, entre langues romanes ou entre langues germaniques), mais les discontinuités internes à un phylum comme l’otomangue sont égales ou supérieures à celles observables entre sous-familles indoeuropéennes (par exemple, entre langues germaniques et langues slaves ou langues indoiraniennes). Selon moi, le nombre de langues et de phyla ne change rien à la faisabilité d’un aménagement multilingue et multiculturel. L’argument qui consiste à dire qu’un pays où sont parlées dix, vingt, cent ou deux cents langues n’aurait jamais les moyens de leur accorder une place formelle (statut) et une ergonomie (fonction) dans la société est un sophisme : la montée du statut et de la fonctionnalité commence par la transition diamésique (le passage à l’écriture) ainsi que par l’intégration de textes et de contenus multilingues en milieu scolaire. Ces deux opérations ne demandent, du moins a minima, que peu de moyens financiers supplémentaires puisqu’elles peuvent se réaliser au moyen des infrastructures d’éducation publique et de formation continue – le fait qu’elles se réalisent le plus souvent par défaut dans ces cadres, de manière optionnelle et bénévole, atteste de leur faisabilité en dépit du manque de moyens puisque, à défaut d’un engagement de l’État, ce sont souvent des instituteurs, pourtant à faible revenus, qui en prennent l’initiative. Des sommes bien plus importantes ont été investies dans des projets acculturants et (post)colonialistes, comme la traduction de la Bible ou le prosélytisme religieux, sans qu’on objecte sur les dépenses occasionnées. La linguistique devra un jour rendre des comptes sur cette question : pourquoi avoir abandonné, après la Seconde Guerre Mondiale, le champ des langues « indigènes » ou autochtones aux initiatives évangélistes et avoir aussi peu contribué à une linguistique appliquée et impliquée auprès des populations autochtones tout au long du vingtième siècle ? Si l’on suit l’adage qui veut que le pouvoir n’aime pas le vide, on peut dire que le vide de pouvoir laissé par les linguistes a été rempli, par défaut, par le prosélytisme religieux. Les projets de documentation des langues en danger financés depuis dix ans, ou qui le seront dans les deux décennies à venir, ne pourront ni compenser ce vide historique, ni réparer les conséquences d’un désengagement qui s’étend désormais sur plus d’un demi-siècle.